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Romain Rouquet expertise un ouvrage illustré par Mai-Thu

Lundi 07 Avril 2025


Un ouvrage de poésie illustré par Mai-Thu a été confié à la maison Farran pour expertise. Romain Rouquet, élève commissaire-priseur, nous propose de revivre l’expertise en direct, livrant ses observations et le fruit de ses recherches, sous la supervision du commissaire-priseur Jacques Farran.


Les commissaires-priseurs en herbe, dont l’Association Nationale des Elèves Commissaires-Priseurs (ANECP) assure la cohésion, proposent aux lecteurs du Magazine des enchères de revivre en direct des travaux d’expertise menés à quatre mains dans les coulisses des salles des ventes. Aujourd’hui, c’est au tour de Romain Rouquet, élève commissaire-priseur au sein de la maison Farran, de se prêter à l’exercice. Sous l’œil aguerri du commissaire-priseur Jacques Farran, il décrypte pour nous cet ouvrage vietnamien illustré par Mai-Thu.

Première impression ?



Romain Rouquet : L’objet qui se présente à moi est un mystérieux coffret rectangulaire, en textile noir. Une fois ouvert, je découvre à l’intérieur deux autres emboîtages, comme un jeu de poupées russes. Le premier contient ce qui semble être deux laques portant une signature. Le second est différent, puisqu’il se compose de plaques de laque noire reliées par des rubans de soie et contient une petite aquarelle, un recueil de poèmes illustrés et une série de plusieurs petites lithographies. Je pense en premier lieu avoir devant moi un livre d’artiste, avec un contenu assez important et qui semble plutôt complet.

Jacques Farran : Dès la première ouverture, ce coffret suscite chez moi un vif intérêt, de par la qualité du papier, sa fraîcheur exceptionnelle et la richesse de son décor. La présence d’une double suite évoque les tirages de tête des plus beaux ouvrages. Additionnels au livre et à la suite d’estampes, trois éléments éveillent particulièrement ma curiosité : ce qui semble être une aquarelle originale et deux laques en parfait état.


Mai Trung Thu, dit Mai-Thu (Ro-Nha /Haiphong 1906 – Paris 1980). Poème sur soie. Huit tableaux de Mai Thu. Huit poèmes de Pham Van Ky. Paris, aux Editions Euros. 73 bis, Quai d’Orsay. 1961. Ouvrage tiré à 550 exemplaires et 2 exemplaires de grand luxe sur Japon marqués A et B. Notre exemplaire est l’exemplaire de grand luxe n°B.

Une signature ?



Romain Rouquet : Pour trouver l’auteur de cet objet, je dois me rapporter au colophon, c’est-à-dire à la mention finale indiquant les références de l’ouvrage. Je regarde donc les dernières pages du recueil de poèmes et j’apprends alors que cet ouvrage porte pour titre « Poème sur soie » et qu’il est issu de la collaboration de trois artistes : Pham Van Ky pour les poèmes, Chou Ling pour les plaques de laque noires servant d’emboîtage et Mai-Thu pour la petite aquarelle, les deux séries de lithographies et les deux laques. Je remarque aussi la mention « Exemplaire B », ce qui renforce l’hypothèse d’un exemplaire rare. En ayant connaissance que Mai-Thu est l’auteur de la majorité des œuvres de ce coffret, je reconnais immédiatement son monogramme « MT » sur les deux laques, sa signature sur l’aquarelle, ainsi que son sceau sur les lithographies.

Jacques Farran : Excellent réflexe de Romain qui s’appuie sur ses connaissances techniques des objets pour en déduire le contexte et l’importance. Un ouvrage peut être précieux pour la qualité de son papier, la qualité de sa reliure, la rareté de son tirage, le fait de comporter ou non des œuvres originales et uniques, des dédicaces éventuelles ou encore un ex-libris. Dans notre cas, il est signalé que l’édition de « Poème sur soie » comprend cinq cent cinquante exemplaires, dont deux exceptionnellement riches et augmentés d’œuvres uniques originales notés A et B (le nôtre).


[Détail de l’ouvrage] Colophon de Poème sur soie.

Un mouvement artistique ?



Romain Rouquet : S’agissant de Mai-Thu, il est possible de rattacher cet ouvrage à l’école des Beaux-arts d’Hanoï et à la peinture moderne vietnamienne du XXe siècle. Mai-Thu fait partie de la première promotion de cette école fondée en 1924 et dirigée par le peintre Victor Tardieu. Cette école est née grâce à la volonté de certains artistes vietnamiens d’apprendre les techniques occidentales tout en continuant d’employer les méthodes traditionnelles comme la peinture sur soie ou la laque, matériaux que l’on retrouve dans notre coffret. L’ouvrage rappelle également la production des livres d’artistes en vogue au XXe siècle, très prisés par les bibliophiles et auxquels les plus grands ont participé, tels que Picasso, Matisse, Dali…

Jacques Farran : Pour avoir découvert par le passé des œuvres vietnamiennes de Lê Phô, Mai-Thu et Vu Cao Dam, nous savons que différents comités effectuent un travail remarquable d’authentification. En ce qui concerne l’œuvre de Mai-Thu, nous pouvons solliciter le comité présidé par Madame Lan Mai, fille de l’artiste et grande spécialiste de son travail. Madame Mai nous confirme que notre ouvrage est complet et nous informe que chaque laque présente dans les exemplaires de luxe est différente. Le nôtre fait donc partie des deux plus beaux au monde (avec le « A »). C’est avec une certaine émotion que nous tenons entre les mains l’un des plus importants ouvrages vietnamiens du XXe siècle.


[Détail de l’ouvrage] Mai Trung Thu, dit Mai-Thu (Ro-Nha /Haiphong 1906 – Paris 1980). Ensemble de lithographies illustrant Poème sur soie.

Le sujet ?



Romain Rouquet : Le rapprochement avec la peinture moderne vietnamienne peut-être opéré avec les sujets des œuvres du coffret. Sur les deux séries de lithographies, j’observe des jeunes femmes dans des scènes plutôt intimistes. La composition est toujours simple, constituée d’aplats de couleurs. Je note que l’impression est réalisée sur de la soie. L’aquarelle figure un bouquet de fleurs dans un vase, dans une composition également très sobre, sans fond. Elle aussi est sur soie et entourée d’un joli passe-partout. Enfin, les deux laques figurent pour l’une, un paysage de montagnes dans les tons verts sur fond jaune avec deux petits personnages, et pour l’autre un idéogramme asiatique sur fond jaune et doré. On est face à des œuvres épurées, à la composition soignée, se situant à la confluence de la tradition vietnamienne et de l’art occidental.

Jacques Farran : L’aquarelle a la dimension de celles échangées entre lettrés. C’est une œuvre intime et intellectuelle dans un monde où la poésie tient une place singulière. Assez matissienne dans la composition, elle reste résolument asiatique dans la technique. Elle incarne pour moi ce que l’école d’Hanoï a produit de plus beau. Pourtant, ce sont peut-être les laques qui me surprennent le plus. J’ignorais que Mai-Thu en avait produites. De notre côté du monde, c’est forcément le paysage qui nous touche le plus, même si au Vietnam, je crois que la laque calligraphique peut être encore plus prisée.


[Détail de l’ouvrage] Mai Trung Thu, dit Mai-Thu (Ro-Nha /Haiphong 1906 – Paris 1980). Aquarelle sur soie.

Le lieu de production ?



Romain Rouquet : Bien que l’ensemble soit marqué par le Vietnam, l’ouvrage a bien été réalisé en France, Mai-Thu s’y étant installé depuis la fin des années 1930, de même que l’écrivain Pham Van Ky. A cela, il faut ajouter que les impressions ont été faites par des ateliers français, à savoir les Ateliers de l’Ibis pour les lithographies, et l’Imprimerie Daragnès à Montmartre pour le texte. A noter que six peintures originales illustrant le recueil appartiennent à la famille Windsor.

Une époque ?



Romain Rouquet : Pour dater l’ensemble, je n’ai pas eu trop de difficulté, je me suis rapporté à l’achevé d’impression qui indique la date du 28 février 1961. Les années 1960 correspondent à la première période Mai-Thu. Il réalise alors de nombreuses œuvres mettant en scène des enfants dans le thème de sa collaboration avec l’UNICEF pour promouvoir la paix dans le monde.


[Détail de l’ouvrage] Mai Trung Thu, dit Mai-Thu (Ro-Nha /Haiphong 1906 – Paris 1980). Paire de laques.

L’état de conservation ?



Romain Rouquet : Ce qui est primordial avec ce genre d’objet, c’est le caractère complet ou non. L’ouvrage possède ici son aquarelle, ses deux laques et ses lithographies. C’est donc un point positif aux yeux des collectionneurs. A cela, il faut ajouter bien évidemment l’état de conservation de l’ensemble. Il faut indiquer des traces d’usures sur les différents emboîtages. Il n’y a rien à signaler sur les laques ou les lithographies.

Une estimation ?



Romain Rouquet : Ce n’est pas évident de donner une estimation pour un tel objet. Cependant plusieurs éléments penchent pour une estimation plutôt haute : il s’agit de l’exemplaire B, complet, en très bon état. De même que le coffret qui contient plusieurs œuvres de Mai-Thu, dont certaines assez rares, il est donc possible de partir sur un prix de départ aux alentours de 10 000 euros. C’est un objet capable d’intéresser différents publics, à la croisée des chemins entre bibliophilie, estampe et peinture. Il s’adresse aussi bien aux amateurs de belles éditions, qu’aux collectionneurs de peinture vietnamienne, très valorisée aujourd’hui, en témoigne l’actuelle exposition que consacre le Musée Cernuschi aux figures de proue que sont Vu Cao Dam, Lê Phô et Mai-Thu.

Jacques Farran : Cher Romain, comme on me l’a appris lorsque j’étais à votre place, « ce qui est rare est cher mais ce qui est trop rare n’a pas de prix ». Je partage votre enthousiasme mais je crois pour ma part qu’une mise à prix à 8000 euros sera très attractive. Elle permettra à tous les amoureux des livres, des arts du Vietnam et des amateurs de beau en général de tenter leur chance pour tenir à leur tour l’un des plus beaux ouvrages faisant le pont entre Orient et Occident.

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